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15/10/2015

De London au mal de Lyndon - Le 15/10/2015

 

Pat Poker

Du succès des livres de Jack London aujourd'hui :

 

Enfin, Jack London est republié. A l’anarchie des traductions de Louis Postif, succède un travail de sape à la hauteur de l’écrivain. L’entreprise ne manque pas d’intégrer les œuvres oubliées qui jouissent d’un succès posthume. Des enfants aux adultes, London raconte aussi bien les loups que les parcours et les hommes : qu’on parle du livre pour enfants ou de l’essai, London prouve qu’il est un génie américain. Bête de somme dans les mines de charbon, pilleur d’huîtres, prisonnier, vagabond du rail qui « brûle le dur », en prison de nouveau, soldat improvisé dans l’armée de chômeurs qui fonce sur Chicago en 1894, puis rien, puis pêcheur, et chercheur d’or, et pêcheur encore et marin voyageur qui meurt dans son ranch : ainsi vécut Jack London. De ses livres coule cette force des phrases souples, construites sur une forme dont l’apparente simplicité dit tout avec rien comme un conteur dit beaucoup avec peu. Cette aura, London la doit à ce qu’il sait, et ce qu’il sait, c’est la nature. Il la connaît au-dedans et au-dehors de l’homme. Ses livres s'inspirent de celle au contact de qui il s’est construit. C’est d'autant plus détonant aujourd’hui que peu de gens en sont capables parce que le vocabulaire s’appauvrit.

C’est que les gens se sont séparés des lieux de vocabulaire, c’est-à-dire de ceux qui inspiraient un lexique. C’est dans les forêts que le mot arbre est né, à partir de quoi en a découlé une hyperonymie qui inscrit la parole dans le langage, c'est-à-dire dans le temps long. Lui succède le temps court qui n’admet plus qu’une langue raccourcie répondant aux exigences de l’urbanisation. L’accélération des activités humaines exige des mots-clés pour davantage d’efficacité. Le temps court ne perd pas de temps, et son avènement court-circuite la pensée. Plus brève, celle-ci ne s’encombre pas d’un lexique ancien où foisonnait l’imaginaire de ces hommes des bois qui nommèrent les races animales et végétales. Chez London justement, reviennent les animaux et les arbres et leurs appellations, c’est une ambiance qu'il place dans ses livres et qui rapproche l'urbain d'un endroit qu'il a quitté. C’EST L’APPEL DE LA FORET que celui-ci est ravi de retrouver. Il est pareil au fils prodigue, ou encore à l'exilé qui entend une voix de son pays. Je pense ici à Barry Lyndon qui, perdu en Prusse et planté devant le riche Irlandais qu'il est chargé d'espionner, fond en larmes et s'effondre dans les bras du baron. C’est qu'il est ému de trouver un semblable. Il est triste de le devoir tromper, ce pour quoi il se sent coupable. Alors il pleure. C’est la même émotion qui surprend le lecteur contemporain chahuté par LE LOUP DES MERS ou boxé par MARTIN EDEN. Il y a, chez qui lit London aujourd’hui, de ce CROC BLANC muet qui se soumet à l’homme-qui-parle. Le loup d’ailleurs, omniprésent chez London, est opposé au chien qui montre cette part de l’animal ayant renoncé à ses origines, tout comme le citadin ramolli par sa propre domestication a soldé sa force dans le confort. L’impression de se frotter à un génie est partagée par le loup devenu chien et le lecteur devenu citadin. Sans voix, parce qu’incapables de s’exprimer, ils admirent. Cette admiration est même plus forte, plus Lyndon si je puis dire, chez le lecteur qui lit des sons autrefois compris. Plus que l’instinct, c’est sa conscience enfouie qui sourd de lui, comme d’une musique intérieure. C’est la révélation par le verbe n’est-ce pas. Car ce dont use London pour frapper le moderne, plus encore que son talent narratif, c’est le vocabulaire employé, c’est cela qui fascine le lecteur. Ce fut vrai dès le XIXème siècle, ce siècle qui est déjà celui de l'industrie, donc de l’exode rural, et qui consacre London de son vivant. La recette fonctionne à notre époque. Encore plus détournée de la terre, elle continue d’assécher la langue.

London connaît les noms des peuples, de la faune et de la flore, autant de mots et de sonorités perdues pour le citadin. C'est la précision de son vocabulaire qui secoue l'ignorant ne sachant plus désigner l'animal et le végétal que par le général. Ceci est un manque terrifiant pour qui veut exprimer et penser un milieu encore existant qu’il a pourtant déserté. Sentiment de vide et de déperdition sur fond de braderie de l'héritage ancestral de l'humanité. Toujours entouré par ce qu’il ignore, parce que la nature cerne encore les villes, l’homme vit dans une panique diffuse.

Anthony Burgess relève ce problème de la civilisation technologique et machinique dont la métropole est l’épiphanie. Dans les commentaires finaux de son livre 1984-85, il explique que l'impossibilité de reconnaître un platane, par exemple, et de l'appeler autrement qu'un arbre, et non platane, plonge l'Homme dans un profond désarroi, même inconscient pour le moins avisé. Il perd en capacités d'abstraction de sorte qu’il pense moins ce qu’il n’est plus en état d’observer - c'est-à-dire qu'il pense moins souvent, moins vite et moins bien. Il abandonne en richesse symbolique ce qu'il laisse à l'oubli et se pense moins lui-même : c'est en n'ayant plus conscience de son milieu (premier) qu'il n'a plus conscience de lui. Impression de vide. Haine de soi. Pulsion de mort. Et à l’échelle d’une communauté, c’est la dépression. Le temps accidental s’écoule dans ces cas cliniques de mélancolie maladive et d’angoisse névrotique. Ah, le temps qui passe !  n’est-il pas la plainte la plus souvent entendue ? – comme si rien ne se passait ou tout passait trop vite. Sur quoi vient en écho la réponse en manière de remède, aussi sotte qu’un pansement sur une jambe de bois : Il faut bien passer le temps – sans qu’aucune activité valide le temps passé. Là est la bêtise du temps court, qui file en surface aussi vite qu’un regret. Il s’achève avant d’être commencé, par quoi il n’efface pas que la sortie de la nature fut une sortie de soi. L’hors-sol est un péché originel. L’exode est un exil intérieur. Et il faut bien l’anglais burnout pour signifier que l’acédie du moderne vient de sa propre éviction. Finalement, la langue raccourcie du franglais parvient à dire ce qui est, et c’est en cela qu’elle créera peut-être son langage, celui du mal de Lyndon.

 

 

 

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L'Aristo dit que c'est un bâtisseur

14/10/2015

En pays derviche - Le 14/10/2015

Pat Poker

J’ai lu Nietzsche, et je suis venu à lui comme je suis arrivé à Wagner : en voulant lire et entendre et comprendre ce que les nazis n’avaient pas compris chez eux et croyaient avoir compris. Qu’en avaient-ils retiré ? Quel surhomme se figurait-il ?

J’espérais comprendre comment leur pulsion nihiliste avait pu soulever un peuple si raffiné que les Allemands, avant de convulser l’Europe entière. Or, pour connaître ces nihilistes, il faut savoir leur erreur constitutive, bientôt charnelle et organique.

Ils ont construit autour d’un contre-sens, donc ils se définissent par la négation, et c’est précisément en ceci que les nazis sont de purs nihilistes. Lebensraum, Surhomme - autant de concepts empruntés à Nietzsche puis détournés de leur abstraction. Je ne nie pas l’élan nazi qui se concrétise en jetant la Prusse technique dans l’Allemagne mécanique ; je ne lui dénie pas non plus une poésie, celle de la force, si puissante et séductrice, qu’on trouve chez les hommes d’action ; je lui concède volontiers une volonté et une assurance telles que ses constructions mentales prenaient la forme d’affirmations définitives, donc de réponses et d’assertions : avec les nazis, les questions meurent, cela rassure et convainc, et c’est encore, la mort des questions, une autre expression du nihilisme. Mais je trouve chez les nazis un aveuglement qui contenait leur perte quand même il éborgnait un continent.

Le groupe SS Soleil Noir fut la réalisation la plus aboutie de l’esprit nazi, lequel prétendait effectivement éclairer par la nuit : dans cet oxymore se mélangent l’ontologie farceuse du IIIème Reich, son caractère guerrier, sa poésie de la force, mais aussi son début et sa fin qui se confondent dans le règne du nihilisme total. Il existe des signes minimes à quoi nul ne prête attention bien qu’ils contiennent un moment d’Histoire entier, et le régiment spécial d’Himmler en était un. Frappé d’ésotérisme, Soleil Noir est le barbare moderne. Soleil Noir fut au Reich millénaire l’avant-garde éphémère de ce que les hussards noirs, eux aussi décorés d’une tête de mort sur l’épaule, disent encore du premier Empire de Napoléon, à savoir qu’il mourut aussitôt qu’il naquit.

 

Mais ce nihilisme n'était-il pas un mal nécessaire ? Une tabula rasa sur les décombres moraux et politiques de Weimar m’opposa-t-on une fois que j’expliquais cela.

Je crois qu’il existe deux types de nihilisme, un nihilisme absolu et un nihilisme relatif.

Le premier est trop brutal parce qu’il finit par appliquer à lui-même son entreprise de destruction. Le nihilisme absolu, c’est le nihilisme qui se nie. C’est une explosion. En art, c’est le futurisme. Il est impatient. Par opposition, le nihilisme relatif ne se mène pas au mépris des réalités auxquelles il s’adapte. Mouvant, il détruit à petit feu. C’est un incendie. En art, c’est le vorticisme. Il est patient.

Le nazisme participe de ces deux nihilismes, je crois. Et il aurait fallu qu’il s’affranchît du premier pour se maintenir. Ca ne lui était donc pas un mal nécessaire.

Dans la perspective qu’il perdurât, justement, je suis obligé de me pencher sans émotion sur l’organisation des camps d’extermination. Car la solution finale, devait-elle vraiment exister, ne pouvait pas être criminelle mais se confiner à l'exil. La logistique des convois aurait profité à la guerre armée et non à cette guerre civile menée dans les camps. Etrangement, le génocide s’emballe quand la Wehrmacht recule devant l’Armée Rouge : n’eût-il pas mieux valu mobiliser les trains et les hommes encadrant la Shoah pour l’effort de guerre ? Comment comprendre cet acharnement à liquider des civils autrement qu’au travers d’une pulsion de mort insufflée par un nihilisme absolu ? Alors il faut admettre que les camps sont aussi la pulsion finale, et que la solution finale fut également le rouage débile de la mécanique nazie, donc sa liquidation.

Les camps d’extermination sont le lieu du nihilisme absolu dans quoi le nazisme disparaît du même temps qu’il se réalise. Ce paradoxe n’en est pas un parce qu’il définit positivement le nazisme qui contenait sa part de nihilisme absolu. D'ailleurs, le mot absolu revêt ici son sens originel qui est celui que lui a donné la praxis politique d'un Richelieu via l'absolutisme. Pour schématiser à la façon d’un Spengler, il y a la construction d'une figure du bien chez Richelieu, le roi de droit divin, qu’anéantit la destruction d'une figure du mal chez la SS, le juif de droit malin.

C'est important de situer la perte des nazis dans ce qu'ils contenaient de trop brutal, c'est-à-dire d’absolu. Cela explique qu’ils ont perdu sans que personne les ait directement vaincus.

 

On ne saurait maintenant omettre la mystique nazie. L’état mystique oscille entre raison et folie. C’est l’abstraction incandescente qui rend fou d’intelligence. Le mystique, à force de trop voir, finit par ne plus voir ce qu’il voit. Il voit ce qu’il veut voir. Les schémas qu’il bâtit, parce qu’ils expliquent trop le monde, s’élargissent à proportion du sien. Alors son imagination prend le pas sur l’Histoire. C’est là que le mystique s’aveugle et que commence chez lui la transe. A la manière d’un moine derviche, il entre en folie cependant qu’il tourne sur lui-même, proprement dépassé par ses visions. Bientôt, il ne voit plus rien, précisément comme les nazis au stade de la pulsion finale. La solution finale est la danse du Reich derviche.

Maintenant, il faut expliquer la mystique nazie. Et sa mystique, c’est celle de la forêt. Les nazis se sont appuyés sur le ressort germain comprimé en son temps par les barbares. Que de rassemblements sous les svastikas à l’orée des forêts ! Nul hasard à ce que le film GLADIATOR s’ouvre sur la forêt qui délivre un personnage décapité : c’est le négociateur envoyé par les légions de Marc Aurèle, et c’est sans tête qu’il surgit des bois. C’est cette forêt noire qui l’a tué, elle, alliée des goths qu’un chef germain parvient difficilement à humaniser lorsqu’il brandit le crâne tranché à la face des civilisateurs. Ce crâne figure l’esprit germain de la forêt d’où il a grandi et surgi puis fondu sur Rome.

Jamais les Romains ne vainquirent les Germains en terrain forestier. La mystique avait raison de la raison. Marc Aurèle remporta la mise après avoir défriché les arbres à coup d’incendies. Mais ce faisant, il tuait davantage la mystique de ses ennemis. C’était une victoire de l’abstraction sur l’imagination. Les barbares n’étaient du reste pas de vulgaires guérilléros. Ils faisaient vivre une culture sédentaire qui ne demandait qu’à devenir une civilisation tel que l’explique Oswald Spengler dans son DECLIN DE L’OCCIDENT. (La culture imagine ce qu’elle précède, c'est-à-dire une civilisation qui s’appuie sur la raison : la civilisation est la mystique arraisonnée). Comme souvent autrefois, c’est dans la guerre et plus précisément dans l’art de la guerre que se validaient les caps franchis par une société dans la construction de sa grandeur. En l’espèce, c’est un instrument qui signe l’avènement de la germanité, une arme même, et il s’agit du bouclier rond, petit et maniable, a minima bien plus que ne l’était celui des Romains qui flanchaient devant la rapidité d’exécution des soldats forestiers.

Plus tard arriverait Charlemagne qui unirait dans l’abstraction du sang les Francs et les Germains avant d’implanter son idée dans la géographie d’Aix-la-Chapelle. Puis ce seraient les Vikings qui souffleraient sur les Angles et les Francs et les Germains leur mystique totale, déjà absolue, dopée par les aurores boréales du grand Nord après qu’ils en eurent hérité des premiers Germains. La forêt chez les Vikings, c’est elle qui les porte sur la mer, elle et ses drakkars de bois, ses arbres flottants ! L’élan mystique, cherché par les nazis, ce sont les vikings. Viendrait ensuite le temps des chevaliers teutoniques qui feraient bouger le continent européen comme leurs ancêtres faisaient trembler les forêts. Comme d’une teutonique des plaques, se dessinerait une Europe nouvelle ancrée à Königsberg, aujourd’hui Kaliningrad. Autant d’Europes derviches qui se tueraient elles-mêmes.

 

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L'Aristo dit que le "yoga derviche" est une bob trouvaille rigolote

13/10/2015

Le cri et son mort - Le 13/10/2015

Pat Poker

      Avez-vous déjà tenté d’imaginer le plus terrible cri que la terre ait poussé ? Fut-il humain ou animal ou végétal ? Quand eut-il lieu ? Où prit-il son ?

      Je crois que ce cri avouait une incompréhension, car je crois qu’il appartenait à la première conscience qui connut la mort, et non point sa mort à elle, mais celle d’un proche. Beaucoup disent que le premier vivant à mourir en conscience dut se trouver « bien marri ». Il est probable que son survivant fut autrement plus secoué et que c’est son cri, suivant l’ultime du mourant, qui fut le premier vrai cri. Que pensa-t-il devant ce coup du sort ? Sut-il que son destin le conduirait inéluctablement dans la même nuit ? Et réussit-il à penser cette mort ? Assurément, il la ressentait, ne fût-ce que par l’absence du trépassé. Histoire d’instinct, mais quelle douleur. Or c’est probablement pour l’apaiser qu’il lui fallut penser la mort pour ne plus la ressentir. C’est aussi sur la négation de l’instinct que la conscience a germé. En résumé : penser la mort pour ne plus y penser.

Vient ici une série de questions qui éclairent ce qui ressemble à un paradoxe : qui a éveillé quoi ? – est-ce la mort d’autrui qui a sonné la première conscience chez qui vit la lumière une fois plongé dans l’ombre ? – ou est-ce une conscience patiemment développée par des années d’évolution qui sut en premier et enfin appeler mort la fin de (ce) qui était encore, donnant ici, dans le cri, vie à la mort ? Fascinant n’est-ce pas. Le cri forgerait le concept. De lui surgirait l’abstraction. Le cri annonce le verbe.

Considérons maintenant que ce cri fut humain. La gorge étranglée serait lors l’endroit de la prise de conscience, à la fois en ce sens que celle-ci prend comme une greffe, c'est-à-dire qu’elle prend corps en prenant possession du corps criant - et en ce second sens qu’elle est conquise par ce dernier. Facon de dialectique. Le physique transcendé, le corps, donc, est frotté par le cri : de lui peut sortir le génie métaphysique, et à plus courte vue s’y développer la pensée.

      Le cri, maintenant : n’y-a-t-il pas souvent plus de sens dans un cri que dans le son articulé ? N’exprime-t-il pas aussi bien sinon mieux que les mots la douleur, l’horreur, la joie, la jouissance, la force, bref, la vie qui veut ce qui veut qu’elle veuille ? Chez Nietzsche, c’est l’intensité. Or la voix intense, c’est le cri. C’est l’antienne de la vie qui se justifie elle-même, précisément comme le serait ce premier cri hurlé au chevet du dernier mort qui n’avait jamais connu qu’il mourrait. Il y a un passage de témoin dans ce cri qui devient le premier vrai cri au moment que le mort devient le dernier faux mort : d’un côté la conscience naît et porte la vérité, de l’autre l’inconscience meurt et déporte le mensonge. Je trouve cela proprement fascinant, et souvent, dans la peine que j’éprouve dans le deuil ou le sport, j’imagine ce premier vrai cri. J’y perçois une vie qui se hurle à elle-même qu’elle est, et qu’elle est d’autant plus qu’elle voit enfin qu’elle ne sera bientôt plus. Cela m’étreint comme je serre une croupe que je tiendrais avant d’y exploser. Il m’arrive comme je fais en ces flancs de crier : je crie dans la mer lorsque je nage comme je hurle dans la nuit d’hiver quand je cours. Alentour, c’est le grand tout, sorte de néant sur moi seul. Alors je crie, oui. J’imite cette vie qui jetait pour la première fois il y a plusieurs milliers d’années l’unique son qui lui restât. Il y a plus que de l’instinct, c’est un héritage. L’homme de conscience est un héritier du cri, et c’est bien le seul avoir qu’il est permis de dilapider, car le gaspiller amène à être. Crier ; le cri et encore crier, là est la voix de l’homme conscient.

      A la parution de ce que certains tiennent pour le livre du XXème siècle, je veux ici parler du VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT, un critique écrivit qu’« il s’agit du plus grand cri de détresse lancé par l’homme ». Qu’une critique se résume à une phrase serait désormais suspect. Les chroniqueurs actuels s’apparentent davantage à des commentateurs dont le principe est d’empiler leur « ressenti » qu’ils prennent au mieux pour des « émotions », au pire pour des idées. Toujours est-il qu’en 1932, on savait écrire et plus certainement encore, on savait lire : il ne faut donc pas s’étonner qu’un critique signe en une phrase tout ce qu’il fallait dire du VOYAGE. C’est la meilleure critique adressée au chef-d’œuvre de Céline. Quelle ne fut ma joie d’entendre ce branque de Luchini le confirmer lors de sa lecture de Destouches. C’est elle, cette critique, qui certifie que Céline est un génial écrivain parce qu’il sait mettre en littérature le cri. Le premier vrai cri, c’est le VOYAGE.

J’ai lu aussi cette détresse chez mon bon vieux Malaparte que les lecteurs avisés ne surnomment pas le Céline italien pour rien, j’ai donc entendu ce cri chez Malaparte lorsqu’il confie dans son JOURNAL D’UN ETRANGER A PARIS qu’il lui arrive d’aboyer à sa fenêtre comme d’un chien. Il n’y a d’ailleurs que chez Malaparte que j’ai lu le dernier faux mort qui provoqua le premier vrai cri : c’est KAPUTT. Ce dernier faux mort empli de mensonge, c’est KAPUTT ! Et il n’est pas anodin qu’il succède au VOYAGE, comme si le cri célinien avait réclamé sa justification à son alter italien. Avec le VOYAGE et KAPUTT, enfin j’étendais l’homme sur son cri de mort.

 

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L'Aristo dit qu'il existe aussi Le cri et son vit