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16/10/2017

Remarques en voyageant à Anvers - Mi-octobre 2017 - Automne

Pat Poker

Anvers. Le temps d’un week-end. Deux jours et une nuit.

 

      Architecture

     Architecture art déco. Un peu d'art nouveau aperçu dans les dessins de devantures (des esquisses de femmes). Mais il est normal de retrouver les deux styles dans une même ville, voire sur une même façade, tant les deux se mélangent. Leurs époques se chevauchent, du reste. Le centre de Milan fait aussi coexister art déco et art nouveau, surtout dans le quartier de Brera dont Anvers possède quelques accents (de Budapest, aussi).

C’est sans doute pour cela que le footballeur Patrick Kluivert considérait que Milan était une ville du nord. Je me souviens d’avoir lu dans une interview de lui des propos réfléchis, plutôt fins pour un sportif, du temps qu’il jouait au Milan AC. Cela me paraissait normal, c’était dans les années 90. Aujourd’hui il ferait figure d’ovni dans le milieu du football et passerait pour un génie. Je me réfère à un footballeur hollandais parce qu’Anvers est beaucoup plus batave que belge. Il y a ses faux-semblants d’Amsterdam, déjà, et des cyclistes partout. Très peu d’Anversois parlent français, leur langue est un fracas de gutturales gothiques. Et les faciès masculins font très oranje, avec leur minois de bull terrier à la peau tirée sur les pommettes ; les yeux en amande plissée. Les femmes sont grandes, taillées en fût, athlétiques, mollet-chêne ou cuisse molle, en fonction du gain génétique. Race flamande, pas du tout wallonne.

Pour en revenir au style, je préfère l’art nouveau ; la Belle Epoque me plaît davantage que les Années Folles durant lesquelles étaient fêtés la mort de la France et le suicide européen.

      Des immeubles de brique rouge sortent d’un film américain qui se déroulerait à New York ou Boston. Des églises brunes, également en brique ; et des quartiers type Greenwich village. Je vérifierai, mais je suis presque certain que la Flandre a infusé le Flamand dans l’immobilier new yorkais.

      Des maisons hautes, étroites, aux longues fenêtres : des « maisons entre pignon ». J’ai bien connu cela  lorsque j’habitais à Bruxelles. L’urbanisme d’ici impose que les fenêtres ne soient pas trop larges, de sorte que les architectes ont contourné l’impôt en jetant les murs vers le ciel. D’où l’impression qu’au Benelux les habitations sont collées-serrées, et à cause de cette agglutination, elles sont ramassées. Les rues sont densifiées, condensées.

      Des maisons à la mode londonienne, aussi. La vie de l'Europe du nord ne s'organise pas en appartements telle qu'à Paris. Les frontons anversois sont personnalisés mais aucune anarchie : un ordre spontané surgit du chaos, c'est le goût européen pour le beau. Différents choix respectent une unité de ton. Ainsi va l'harmonie réellement constatée dans les villes d'Europe. Le « vivre-ensemble » (mot imaginé pour un mensonge d'utopie raseuse) était non seulement possible avant, mais déjà réalisé. L'art en témoignait, et il en résultait un art d'être au monde : un art de vivre. Lequel est souillé par les constructions du XXème siècle. Marx et Lénine coulés dans les fondations, avec Staline en grand architecte mondial : c’est affreux. Partout en Europe j’ai pu voir ces immeubles gris Stasi. La première mondialisation fut abstraite et s’orchestra dans les plans de Le Corbusier-s devenus fous. Les règles n’en étaient pas des dérivés du nombre d’or mais des mantras bureaucratiques chargés d’annoncer et de faire accepter aux employés leur vie merdique. Pour toujours. C’est à ce prix que tiennent la productivité et l’efficacité, en bref : la gestion des hommes, auxquels il est interdit de ne rien faire, même quand ils flânent. Il faut que le décor retienne leur âme qui leur est volé : il faut qu’il leur rappelle qu’ils sont piégés, qu’à l’espoir nul n’est tenu et qu’au-delà d’un horizon invisible, leur ticket n’est plus valable. Rêver n’est plus permis, car ce serait contre-productif. Le capitalisme monopolistique ne s’est pas privé de cet héritage légué par les employés 70s aux salariés. Là encore, c’est une histoire de rentabilité.

 

      Hôtel

      C’est une demeure à la Dickens du quartier des antiquaires. Oliver Twist, sorti de la mouise, n’aurait pas dépareillé. La chambre donne sur un jardin encastré. Une église devant. Plus bas, un couple de retraités dîne derrière son bow window. Nos voisins. Il est tôt. Anvers soupe à 18h.

L’endroit me rappelle le film CHAMBRE AVEC VUE de James Ivory (VUE SUR L’ARNO de Forster). Les cloches de l’église sonnent : la voix de l’Europe. Avec cette lumière sépia, jaune et orange de l’automne, c’est le crépuscule. Un avion déchire le ciel. Les gaz de condensation simulent un ressort en train de le ramener à son point de départ. Silence. Manière de suspension. Cette ambiance de paradis. L’Européen l’a connue pleinement, avant, rien que pour lui. Il se l’était créé, après tout. Pourquoi la brade-t-il aujourd’hui au tout-venant africain ? : il y a une mélancolie d’autant plus forte à sentir cette atmosphère nordique. La lenteur de vivre... « L’art de vivre est une lenteur. » m’écrit N. Oui, les hommes pressés morandiens ne vivent pas : ils meurent.

 

      Parc de Middelheim – Musée de sculpture en plein air

      J’y venais déjà, enfant, depuis Bruxelles, avec mes parents. Ballades. J’ai de nettes visions de mon frère, petit, en train d’y apprendre à marcher au milieu des statues. Mon père prenait des photos avec un appareil argentique.

On revient souvent dans les pas de celui qu’on fut, et en pensant à cela, j’entends la voix du personnage du film OSLO, 31 AOUT lorsqu’il se remémore ses vertes années, dans son dernier taxi. Il a mon âge : 34 ans. C’est un écrivain qui a abandonné la partie. C’est LE FEU FOLLET version 2010, en fait, tant le film s’inspire du livre de Drieu. Il y a de cela aussi dans MY DINNER WITH ANDRE lorsqu’à la fin Wally médite devant New York. La ville défile, lui est en taxi (décidément), et il évoque ses allées-et-venues ici et là, plus jeune, avec son père. J’éprouve pareils sentiments à Paris en Uber lorsqu’il me fait passer dans un quartier que je fréquentais avant, et que j’ai délaissé sans savoir quand ni pourquoi. Une rupture s’est faite sans que je m’en rende jamais compte, et avec l’endroit où je ne vais plus, ce sont des personnes qui sont sorties de ma vie. Des moments morts ; des amitiés enterrées, sans fossoyeur pourtant : il suffirait d’un appel pour que tout recommence. Et encore, pour l’avoir déjà essayé, rien ne repart vraiment. Les gens ne changent pas, mais leur relation, si. Il n’y a rien à faire : l’amour et l’amitié n’engagent pas aux nouveaux départs.

      Au Middelheim, je partage la mémoire avec moi-même. Le moderne ne condivise qu’un futur hypothétique, je préfère le passé certain. En y marchant, j’ai comme des flashs. C’est un sentiment universel, et je fixe telle statue de Pompon, son ours, ou le Balzac de Rodin, avec une sensation de déjà-vu –« deyjâ-vû » comment disent les Américains. Mes souvenirs d'enfance m'avaient laissé l'impression d’un parc immense, alors qu’il n’est pas plus grand que le jardin des Tuileries, preuve que le temps est élastique et qu’il se dilate avec les âges.

      Je retrouve l’homme cubique de Zadkine, l’écrivain d’Imre Varga, sculpteur hongrois ; il y a aussi Henri Moore, Georges Mine, l’expressioniste belge, ou Mark Macken.

 

      Il est possible de vivre en face du Middelheimpark. C’est un endroit cossu. On dirait les Hamptons, ou une suburb new-yorkaise. Une allure de Connecticut, aussi, du moins d’après ce qu’en montre le film THE SWIMMER. « Le Vermont. » me dit N. Très East Coast. Il semble que la déco de la côte est américaine soit d'inspiration flamande : il n'est jusqu'aux airs de Greenwich Village, comme je disais, qu'on ne retrouve dans le centre d'Anvers et qui ne rappellent que beaucoup de Flamands émigrèrent depuis le port d’Antwerp vers New-York. Ils quittaient la ville depuis l’embarcadère de la RED STAR LINE, tout de briques rouges, qui furent la dernière chose d’Anvers vue par ces migrants européens. C’est cette image dont ils se souvinrent au moment de bâtir New York.

 

      Socio

      Anvers est le paradis de la fripe. J’ai entendu dire que c’est pareil à Bruxelles. Friperies nombreuses, très garnies, très abordables. De nombreux brocanteurs, aussi. Un goût prononcé pour le design bois-fer, sorte de sucré-salé appliqué au mobilier. Les jeunes chinent. J’ai croisé des vingtenaires et des trentenaires dans des quartiers du type Paris 9ème. Les bars sont ouverts l’après-midi, on peut y danser n’importe quand. Même look qu’à New York, Paris, Londres : barbes pour les garcons et lunettes rondes pour les filles ; les deux sexes mâtinent leur style d’un mélange grunge-rock. On sent que les années 90 reviennent en force. L’habit est ample, large, retour du bombers, et la musique entendue ne le dément pas.

      Les docks sont rénovés ; jeunesse à vélo qui me fait penser aux clichés du canal Saint-Martin. De nombreuses terrasses dans la ville. Très étalée, elle pullule de restaurants qui ressemblent aux endroits branchés d’une capitale occidentale i.e. décoration mi-campagne, mi-usine. Les cadres du tertiaire ne sont ni paysans, ni ouvriers, (et ni pauvres, ni riches) : juste classe moyenne, alors ils font semblant d’être paysans et ouvriers.

      Je ne puis affirmer que c’est une ville bobo, bien qu’elle en ait tous les codes. Je me demande en fait si les Anversois agissent naturellement, ou s’ils le font exprès comme le hipster joue au hipster. Sont-ils sincères, et alors d’authentiques frimeurs-dandys ? Ou sont-ils des poseurs, qui se forcent à, pour faire comme ? C’est évident à Londres et à Paris, mais pas du tout ici. L. me dit que le mot bobo sert à nommer ce qui a toujours existé, à savoir les bourgeois qui investissent de vieux quartiers. Ils les quittent une fois qu’ils les ont réhabilités pour recommencer ailleurs. Le processus traverse les générations et perdure avec les héritages. La mode n’intervient que dans le choix du lieu, mais le fait que la mode existe, la mode en tant qu’elle est mode, disons, ce fait-ci ne varie pas. Si L. a raison, alors les Parisiens ont davantage conscience de ce qu’ils sont, et tirent d’un phénomène naturel et universel une grande satisfaction. En langage morderne, ils pètent plus haut que leur cul. Tom Wolfe qualifie cette attitude new yorkaise de Radical chic.

      La gentrification se constate à Anvers. Elle  participe de la mondialisation. Une culture de masse s'étend. C’est la dictature de la petite-bourgeoisie, éreintée dans son journal par Renaud Camus. Les nounous arabes et noires, toutes musulmanes, toujours voilées, et qu’on croise à chaque coin de rue comme partout en Europe maintenant, côtoient de young arty people. Elles vivent dans des HLM à proximité des bobos et de leur loft à trois mètres sous plafond. Ce sont ces gens que les radicaux chic se sont choisi pour garder leurs enfants. Ce sont leurs gens. Esclave se dit nounou.

 

      Rien à voir, mais il m’est venu une idée rigolote. Pensant lire sur le linteau d’une boutique la mention MARX&ENGELS, j’ai d’abord cru à l’existence d’une nouvelle marque genre ZADIG&VOLTAIRE. Puis, comprenant que je me trompais, je me suis dit que le nom cartonnerait.

      Pour commencer, Marx et Engels appartiennent au mythe occidental du Prince et le pauvre (Engels, riche bourgeois, et Marx, socialiste désargenté), donc cette alliance, revisitée par les codes modernes, est littéralement du radical chic. J’ai conscience que les bobos ne se l’imagineront pas, mais un peu de mercatique savante suffirait à le leur apprendre, donc à leur vendre les sapes MARX&ENGELS. Et alors, porter un zip Anti-Dühring serait aussi du radical chic.

Idéologiquement, maintenant, M&E (le sigle bénéficierait de sa proximité avec celui de MARKS AND SPENCER (M&S), et de l’image d’un brand excellent) correspond à leurs attentes : plus à gauche, y’a pas. Je sais bien que Marx conchiait les gauchistes, mais là encore : ils ne se l’imaginent pas une seconde. Et dans ce cas, on passe ce point sous silence pour leur faire acheter du M&E.

      Le vêtement importe moins que sa griffe. Aujourd’hui, le capitalisme n’a besoin que d’un vernis : la matière existe déjà, et ce n’est donc pas par elle qu’il faut innover. Le capitalisme adorerait récupérer deux de ses plus grands ennemis et se les allier de force : après Che Guevara, MARX&ENGELS : le capital absorberait les deux Allemands et les recracherait dans sa boue 150 ans après.

      Le capital applique ses principes à n’importe quoi et n’importe où : c’est sa force. Comme à Milan, dont l’allée centrale qui part de la piazza del Duomo à San Babila est bouffie de magasins, il s’empare du centre d’Anvers en tirant un trait de la place Rubens aux restaurants, puis barde cette allée des mêmes boutiques de fringues qu’à Milan. Résultat : le centre d’Anvers ressemble à s’y méprendre à celui de la capitale lombarde. Il espère transformer pareillement les hommes, et les rendre partout identiques, grâce à l’homme-nutella prophétisé par Renaud Camus, cet homme remplaçable à souhait, en qui et par qui le capitalisme s’étale. Les agents du capital ne sont pas des hommes révoltés, mais des hommes étalés. En manière de clin d’œil à Albert Camus, Renaud Camus devrait écrire L’HOMME ETALE.

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