08/04/2015
L'homme pressé - Le 08/04/2015
Dans L’HOMME PRESSE de Paul Morand, Edwige remercie Pierre de l’avoir embarquée dans sa vie : enfin, elle est dans le train qu’elle ne regarde plus passer comme une vache dans son pré. « Je les voyais rouler et j’attendais d’en prendre un ; je voulais vivre et avec toi je vis. L’ennui, je ne le connais plus. » Voici qu’elle ne se languit plus de ne pas vivre à l’heure de la vitesse et de la course en soi. Aux côtés de Pierre, elle bouge, ca y est, elle est sans but et peut exister.
Pierre est précisément habité par le sprint par quoi il remplace le spleen. Il est équipé de la verve et de la plume vive de Morand qui le rend plus que vivant : il est un viveur plein d’entrain et d’allant. Il est vite comme on écrit encore dans les années cinquante. Il est beau, riche, jeune, intelligent, c’est même Alain Delon qui l’incarnera à l’écran, bref : Pierre est le bob de luxe. Ce n’est même pas un modèle, c’est le symbole de la modernité. En lui, elle palpite et finit par l’emporter dans une crise cardiaque par quoi la tragédie finalise la comédie, comme toujours. Car Pierre est drôle, davantage : il est rigolo. Son comportement d’agité – au point qu’il ne se donne pas la peine d’éteindre sa voiture garée afin de repartir plus tôt – confine à la blague continue. « Qu’il est marrant » se dit le spectateur étourdi par tant de précipitation. L’abruti de Pierre exige même que sa femme accouche en avance, arguant que la médecine le permet, maintenant, c’est le progrès, le bébé sous la couveuse et puis voilà. Pourquoi ? Mais pour l’avoir plus vite !
L’on connaît l’amour de Morand pour les bolides. Comme son fils spirituel Roger Nimier, il aimait foncer mais c’était pour mieux saisir l’instant une fois arrêté. Le mouvement comptait moins que la jonction du départ et de l’arrivée. Il s’agissait de tromper la mort et non de la frôler. En sorte que Pierre, n’ayant pas le sens de ces nuances, s’empêtre dans la bob confusion qui gigote sans jamais s’ancrer, comme si l’arrêt effaçait subitement le trajet au lieu de le motiver. Ce bob se trompe de dessein. En se moquant de tout, il se gausse de soi. Toujours, c’est Morand qui l’observe de loin. Lui, l’aristocrate de manières déteste les mœurs bourgeoises qui salissent par incompréhension les valeurs de la noblesse. « La haute » le rebute, elle ne sait même plus imiter : elle travestit ; elle ne se maquille pas : elle se farde ; elle ne se débrouille pas : elle combine. Alors Morand débine Pierre l’énervé qui traficote des œuvres d’art sans en apprécier la tenue. Son héros porte bas le Beau qu’il marchande sur ses étrons à roulettes. Morand exècre cet esprit bobique qui s’établit en France durant les trente glorioles via la petite-bobgeoisie rompue au flouze. Elle n’accorde de valeur qu’au prix et raque quand il faudrait donner. Pierre est le commissaire priseur des basses œuvres de l’humanité toujours en fret.
La course au-devant de tout rejette la vie derrière soi. Il faut que ca pulse répète bob : la pulsion de mort, encore, car c’est vers quoi Pierre se dirige sans frein. Les Pierre de ce monde sont déjetés, hors-bord donc hors-norme, voire hors d’eux et incapables d’introspection. Le monde ne leur appartient pas, c’est lui qui les détient et c’est parce qu’ils s’avisent du contraire qu’ils s’oublient en cessant de contempler les trains qui passent. La course jette dans la mort, et plus vite ; elle retarde la vie quand elle ne l’empêche pas.
Ecrivain de talent, Morand perçoit l’avènement de l’homme pressé, avide de rien, avare de tout. Il sent venir cet homme affolé qui commence d’imposer son règne en ville où s’épanouissent ses humeurs nomades. Plurielles, ses humeurs sont dispersées (les femmes, l’argent, les menus plaisirs, bref : le fretin hédoniste) et s’opposent à la singulière et vagabonde, à cette humeur qu’écrit Antoine Blondin, le plus tranquille compagnon de Roger Nimier. Hussard de la littérature, lui monte à cheval et connaît que la fuite qui prétend qu’il faut avancer ! est une débandade. Elle interdit de s’étonner. A s’exciter comme Pierre, nul n’échappe au vide qui happe tout, ni à la solitude, la vraie, celle de l’égaré qui s’enferme dans ses bras froids. Blondin prévient : au-delà de l’égo, c’est Narcisse, sur quoi il espère qu’«un jour nous abattrons les cloisons de notre prison ; nous parlerons à des gens qui nous répondront ; le malentendu se dissipera entre les vivants ; les morts n’auront plus de secrets pour nous. » Ces morts - que Pierre trouve une fois qu’à bout de soi, son cœur explose. Il y a toujours un point d’arrêt à tout écoulement même à celui du plus fol. A sa prophétie blondine, Antoine le poète ajoute qu’ « un jour nous prendrons des trains qui partent.» Il ne mentionne pas ceux qui filent mais ceux qui défilent sans qu’il soit besoin de bondir dedans. Pierre est un touriste, il ne voyage pas. Ce n’est même pas un passager parce qu’il veut braquer la locomotive et la pousser plus fort. A l’instar de Morand et de Nimier, ses frères en littérature, Blondin avertit que les trains partent pour s’arrêter. Au Pierre derviche, il somme de se calmer et lui rappelle qu’il n’est de course que sur la montre dont la dernière heure tue pour ce que ses aînées nous ont blessés.
L'Aristo rigole de ces bobs pressés qui sortent partout en se cherchant nulle part.
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