01/04/2015
L'homme qui voulut voir les hommes d'en haut - Le 01/04/2015
En 2006, Hans Magnus Enzensberger publie LE PERDANT RADICAL sous-titulé Essai sur les hommes de la terreur. Le perdant radical est une figure récente popularisée par le terroriste, que celui-ci soit islamiste ou adolescent à Columbine. Est perdant qui vit ou se sent vivre dans une position inférieure à celle qu’il croit mériter. Enzensberger écrit que tous les perdants, avérés ou non, ne sont pas des perdants radicaux. La radicalité vient d’une absence de remise en question par quoi la responsabilité de ses propres échecs est le fait de l’autre. Ceci ajouté à la haine de soi pousse la radicalité dans la volonté et le passage à l’acte de tuer autrui avant de se supprimer. Le suicide est automatique parce que le perdant radical le comprend comme la finalité de son entreprise terroriste. Il s’agit pour lui de punir ceux qui l’ont humilié en les empêchant de se venger.
Le cas d’Andreas Lubitz est une extrémité qui, comme toute extrémité, en dit long sur son époque. Une déception amoureuse ; une bouille mignonne mais chiffonnée ; un caractère fragile de dépressif, partant impropre aux performances attendues d’un capitaine de la Lufthansa ; une existence partagée entre un appartement IKEA dans une ville impersonnelle et un lotissement péri-rural chez ses parents, à bientôt 28 ans ; bref : une vie plate toute postmoderne déjà troublée par des rêves irréalisables et une maladie inavouable. Tout cela vous contrarie un homme ambitieux qui décide de ne pas comprendre pourquoi lui et pas l’autre. La fatalité ? Connaît pas ! Et quand même le sport n’aide plus à surmonter des tares aux yeux, il dit n’en jetez plus.
Un perdant radical est indétectable avant passage à l’acte ; c’est ce dernier qui détermine après coup la nature du coupable. C’est toute la subtilité de cet étrange golem de la modernité. Il échappe à l’entendement donc à la prévention. Le crash de l’A320 de la Germanwings est un cas d’école. En l’espèce, tout procède de la geste du perdant radical depuis les causes jusqu’aux conduite et motivation d’un assassinat certainement prémédité. C’est du reste dans cette préméditation que réside la barbarie. A celle-ci s’est adjoint un narcissisme morbide et mortifère, évidemment contrarié, afin d’obtenir par un coup d’éclat un dernier moment de gloire et le tribut réclamé à la société dont Lubitz se venge sur un échantillon de 150 personnes.
Si l’homme de la terreur d’Enzensberger s’en remet pour justifier son forfait à une idéologie qui est l’islamisme ou le nihilisme, assurément, Lubitz s’en tient à celle du narcissisme. Davantage, c’est une culture, c’est même sa culture parce qu’elle est celle de la civilisation occidentale actuelle comme l’explique Christopher Lasch dans LA CULTURE DU NARCISSISME. Cette civilisation troque la quête de soi contre la pêche au reflet tantôt dans un selfie tantôt dans l’éclat gratuit. C’est là l’erreur de notre Occident dont l’Histoire retiendra qu’il est un accident de civilisation, donc accidental. Le crash accidental de la Germanwings n’est pas un incident mais une confirmation de ce qu’est le point historique dans quoi s’ancre le présent. C’est un exemple et non une exception. Terreur : non. Horreur : oui, et erreur : encore plus. Erreur parce qu’elle est celle de Lubitz qui est un homme de l’erreur ; il est l’homme accidental de l’erreur occidentale, il est ce Narcisse si commun dans la vie qu’il choisit de devenir exceptionnel dans la mort où l’attend son image. Dans le noir, il distingue son même brandi par le miroir de la modernité. Là-bas, Lubitz se rappelle qu’on se suicide pour exister (Malraux).
Lubitz est cet erroriste qui justifierait qu’on modifiât le sous-titre de l’ouvrage d’Enzensberger, il est cet erroriste, donc, parcouru par la pulsion de mort qui court sur l’échine accidentale. Ce tueur de masse n’est pas coupable d’un acte gratuit, tant s’en faut !, mais reste un commis de farce que tient en respect le besoin de s’éclater. L’erroriste accidental croupit dans l’éclate via quoi il entretient le spectacle de soi. C’est qu’il veut laisser une trace. Lubitz n’avait-il pas promis « que tout le monde se souviendra[it] de [son] nom » ? Il est le premier à peaufiner le perdant radical en agaçant sa personnalité d’Erostrate. Il y a vingt-cinq siècles, ce Grec brûlait le temple d’Ephèse pour se rendre célèbre. Warhol avant l’heure. Sartre lui consacre une nouvelle en 1936. Son histoire commence par les mêmes mots qui achèvent tragiquement celle de Lubitz : « Les hommes, il faut les voir d’en haut. » Aujourd’hui, on se souvient toujours de lui.
Si l'Aristo te croise en enfer, il dit qu'il te rossera jusqu'à t'en éjecter par les Alpes, ragoton de mes deux.
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