05/02/2015
Pensée du 05/02/2015 - Mère for a dream
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J’ai toujours été écœuré à l’idée de bronzer en ville. M’installer dans un parc lui-même sis au milieu des boulevards et m’y mettre torse nu voire en maillot de bain sont une épreuve. Quand j’arrive à Monceau ou aux Tuileries et que je m’imagine acagnardé près des corps entassés, je réprime cet instinct citoyen : il me rappelle que l’injonction démocratique impose de se frotter à l’autre, tout le temps et partout. Il n’est guère que dans la drague et le sentiment que les attouchements sont proscrits. Là il y a la distance. Sur les affiches, c’est fesse nue et gland à l’air, tous muscles bandés contre des seins ronds. En vrai, c’est rien. C’est manière et faux-semblant. Qu’il est compliqué de briser la glace entre deux amants en puissance ! Ils ont tout du mort en sursis qui se sait mort sans se l’avouer comme eux se savent aimés sans se le confesser. Le puritanisme vit de ces contradictions qui promettent tout et ne permettent rien. Cela participe d’une frustration générale que rompent les voisinages civils où types et typesses s’étalent sous le ciel orange.
L’humeur démocratique a tant pénétré les esprits que les habitudes de la vie moderne énoncent un renoncement. Le renoncement à soi, d’abord, qui porte à se diluer dans le nombre, littéralement à faire corps en s’exhibant – puis une suite de renoncements qui descendent du premier. Renoncement à penser, car comment est-il possible de méditer dans le brouhaha des camaraderies forcées ? le bruit au parc appartient à la rumeur de la ville qui infuse les rues et les transports et les appartements ; renoncement à l’intimité, aussi ; bref, acceptation de la promiscuité comme abandon de sa singularité et de son humanité. La personne devient un individu par quoi la personnalité n’existe plus. C’est qu’elle est unique, globale, aplanie. Elle est au pire une individualité coulée dans la mêmeté, au mieux une individuation que Jung concédait à celui qui réfrène la disparition de sa conscience dans l’inconscience collective.
Les gens qui bronzent sur le MacAdam m’inspirent la sensation physique de ce que j’écris ici, c'est-à-dire que l’insanité de leur position, qui valide une métaphysique molle, celle du renoncement définitif, me submerge tant que la nausée secoue mes organes, lesquels me retournent de l’intérieur jusqu’à imprimer sur et dedans mes chairs un frémissement d’horreur. C’est terrifiant. C’est un spectacle terrifiant.
La fournaise d’une mégalopole en été la transforme en usine où des gens s’amoncellent sous la lumière comme des déchets animés qui happeraient un bout de soleil. Un dernier souffle ! Un dernier, juste un ! Un peu de vitamines ! C’est l’industrie des dépotoirs. Chaque fois que je vais au parc, je sais que je suis rendu. Voici venu le temps des gouffres humains dont les fossoyeurs se fossoient eux-mêmes. La démocratie fait de chaque victime son bourreau – à tout le moins favorise-t-elle l’atavisme de la résignation. Il est vrai que le renoncement est un suicide inconscient alors pourquoi m’étonner ?
Hier soir, je regarde le film REQUIEM FOR A DREAM. Je l’ai vu pour la première fois à 18 ans. A 31 ans, l’œil est tout autre. Je l’ai moins compris comme le film de la drogue mais davantage comme une ethnologie (exceptionnelle de justesse) de la ville. La mère, c’est la mère qui aimante le regard. Droguée à la malbouffe et à la télé avant le speed (pour maigrir afin de rentrer dans la télé, c’est physique aussi chez elle !) elle est si urbaine et viciée par tous les trous qu’elle vit d’un reliquat d’instinct de force qui la pousse à prendre le soleil. Vitamines ! Au seuil de son immeuble, elle se fiche dans une chaise de plage et frit sur le trottoir. C’est tout à la fois l’addiction au bien-être et au paraître qui se manifestent dans ce rituel. Il y a aussi la pathétique vacance par procuration que la pauvreté s’invente. Toujours est-il que la mère, ignorante de ce que sa recherche du Bien est précisément ce qui la met mal, un nouveau remède n’étant qu’un autre poison, soit une étape supplémentaire vers la mort, crame sur le bitume. Enfer ! Comme ses amies qui maintiennent à la perpendiculaire de leur gorge un carton réfléchissant, elle se consume à côté des gaz d’échappement. Suant, elle ouvre tous les pores de sa peau par où la pollution la transperce et cancérise avant d’être déféquée. La mère illustre le renoncement généralisé et l’accoutumance à cette résignation. C’est l’occident bobique dans toute sa hideur. La mère est accidentale jusqu’au moindre de ses cheveux qu’elle vitrifie sur son crâne fripé avec une teinture en solde. Elle personnifie le malaise que je palpe dans les zones de verdure urbaine comme les consacre l’acronyme ZVU. Tout cela ressemble à une sémantique chimique qui organiserait le pourrissement des populations avec le consentement permis par le renoncement. Les ZVU abritent les mères for a dream.
Je crois que la drogue ne prolifère qu’en ville. Elle existe aussi à la campagne à condition de voir en celle-ci la décharge de la ville. La mêlasse démographique procure un sentiment d’angoisse, par oppression, à quoi l’artifice et seulement l’artifice permet d’échapper. Les sons, les moteurs, les bousculades, les odeurs et les présences mutiques – tout ca vous brise un homme et plus encore un individu.
Il est plusieurs drogues autres que les adjuvants que sont les hallucinogènes et les amphétamines (les deux grandes familles d’addictifs). Il y a le sexe, le sport et la lecture. Je survis avec beaucoup des deux dernières. Mais depuis que je connais la mort de la vie, en ce que la morte m’a donné la vie, et j’espère qu’il n’est point besoin que j’écrive l’identité de ma très chère morte, depuis que je connais cette mort, je vis avec une boule en fil au creux du plexus solaire. Je l’imagine noire, précisément comme la médecine orientale figure le nœud d’énergie négative stockée chez la victime d’un choc émotionnel violent. Je suis persuadé que ce dernier fut le révélateur de ce que la ville tissait en moi depuis six années d’agression quotidienne et continue. Je relirai donc mon recueil de poèmes consacré à la ville ; écrit de 2010 à 2011, il est intitulé LE GRAND RIEN par opposition au grand tout. La poésie dit plus vite ce qui doit être dit. Si j’étais musicien, je me jetterais dans ma musique qui met en relation plus brutale avec ses évocations. Un lieu où m’évader avec force, voilà ce que j’espère en ces derniers instants. Bref, la vérité est que je pense à la drogue parce que la souffrance physique est insupportable. Suffoquer. Noyade. C’est abject de subir ca sans pouvoir agir. La drogue, donc, d’autant que je connais déjà car j’ai toujours été curieux. Personne. Lecture. Sport. Insuffisant. Le temps et la patience sont l’art du sage qui enseigne la force ; le junkie est un faible mais un faible qui montre à méditer. Requiem for a dream, effectivement.
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