12/10/2015
Le temps des Eurydices - Le 12/10/2015
C’est Homère, avec Ulysse, qui jette les bases de la nostalgie. Elle est primale. Il s’agit de revivre son passé dans la réalité, donc ailleurs que dans le souvenir. Ulysse se souvient moins qu’il ne revient. La fable en raconte l’histoire.
La nostalgie via le souvenir vient après. Le regard en arrière par l’esprit appartient au temps orphique, c'est-à-dire au temps légué par Orphée dont le mythe estime que s’arrêter pour se remémorer, puis fixer son passé, dessille celui qui préfère s’illusionner. Le retour des ombres n'est pas possible ; ce qui l’est, c’est se retourner sur elles. Les aviver n’est rendu possible que par le recueillement. Alors la fable ne suffit plus, il faut une abstraction supérieure pour ne plus seulement toucher les corps, mais atteindre à l’âme : c’est la poésie. Celle-ci ouvre chez les Grecs la voie à la musique qui prononce en notes ce que disent les mots. Le verbe succède définitivement à la parole. A l’échelle d’une civilisation, donc d’une psyché plurielle, la poésie devenue musique accouche de la geste littéraire qui elle-même crée l’Histoire.
Tout cela, le moderne l’appelle un bilan. Qu’il soit individuel ou gouvernemental, il y a un bilan qui traîne. Il y a désormais chez chacun la promesse d’un état des lieux. Un compte-rendu sur soi-même est sinon une obligation, au moins une nécessité. Il s’agit de tirer de soi un moi optimal qui barycentre des « points positifs et négatifs ».
Il est étrange que le souvenir, à quoi se refuse notre temps-de-l’oubli, lequel est synonyme de l’instant-réduit-à-son-présent, apparaisse chez le moderne. C’est pourtant le cas. Il ressemble à un rappel à l’ordre, à un rassemblement même, tout militaire, au cours de quoi sont convoqués les « événements marquants ». Sont subitement ignorés les slogans-en-avant et leurs injonctions à foncer dans le présent. L’avenir égale le présent, mais soudain, on se rend compte que les deux ont à voir avec le passé. Alors le moderne parle de crise : crise de la trentaine, crise de la quarantaine, crise de la cinquantaine, tout coule en décennies, puis en économies avec un gouverneur qui diligente la presse avant que ne tombe la crise de la crise qui est la mort elle-même. Et toutes jalonnent un parcours qu’elles sanctionnent de récapitulatifs. Ce sont des plans bi-quinquennaux, parce que c’est le chiffre cinq qui fait basculer l’humanité accidentale* dans une manière de grasse ménopause. La rigueur de la bio-statistique n’est-ce pas. L’humain est une variable muette sommée de parler. En France, c’est Hollande, bonhomme ménopausé qui fraternise dans la même graisse avec le pourceau de Merkel. Mais ici ou ailleurs, ce n’est plus le regard qui est sollicité depuis qu’Orphée est mort. Partout, il est tué par le blabla. Partout, c’est la revanche de la parole.
Par cette conversation avec son passé, le monde accidental initie son introspection.
L’homme se lance dans ce que le temps freudique qui a succédé au temps orphique appelle une analyse. Des heures durant, seul ou accompagné par un charlatan, le moderne pose ses fesses sur un canapé et déblatère sa frousse de la nostalgie qu’il anticipe. Et il parle et parle et parle sans plus rien voir ni regarder que lui. Ici, il concentre sur lui toute l’actualité, et là, il confond la sienne avec la générale. L’Histoire devient histoire comme d’une projection à un stade inférieur. L’Histoire de tous s’atrophie dans l’histoire de chacun, via quoi elle est évacuée du temps. C’est le retour à la fable, ce qui n’est pas incohérent avec l’idée que les analysés et les analystes sont des affabulateurs. C’est une contrefaçon du retour en arrière, justement. Mais aujourd’hui que la musique est devenue du bruit et qu’on appelle ce bruit de la poésie, il faut placer cette contrefaçon sous le mot de décadence. Le retour confine à la régression. Le balancier n’obéit pas aux lois du pendule mais à celles de la chute. Le temps freudique suit la logique inverse du temps orphique. Il l’annule en le ramenant à son point de départ où l’art oral n’existait pas. Car ce qui se joue dans ces contractions du moi, c’est la fin de l’abstraction. De sorte que c’est l’art tout entier qui est soldé au même prix que l’Histoire. Le mouvement, qui est de repli, répond parfaitement aux attentes accidentales de « bouleverser les codes ». Les accidentaux œuvrent à ce que le chambardement soit total au point de contaminer n’importe quel domaine de l’esprit. En littérature, par exemple, que je connais bien, cela conduit à l’autofiction et à son cortège de névroses qu’une bastonnade règlerait fissa. Tous les scribouillards qui décident à la suite d’une crise de « narrer » leurs frottis de cabinets, démolissent et la littérature, et l’idée même de la nostalgie. Ce sont des décadents, pire : ce sont des morts. Ce sont des Eurydices qu’il ne faut plus regarder. Mais cette fois, ce sont elles qui ont tué Orphée. Elles nous regardent. Voici venu leur temps.
*accidental : mien néologisme qui contracte en un mot l’accident de civilisation qu’est l’Occident moderne, autrement appelé : bob monde, ou donc : monde accidental.
L'Aristo regarde les accidentaux Orphée et Eurydice se regarder
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